Tonton marche dans son salon en imitant les mouvements d’une danseuse de ballet, un petit verre de vin à la main. Il appuie sur un bouton de son lecteur CD qui date d’un autre siècle et tu peux entendre une musique aussi vieille que lui qui se met à jouer. C’est du ABBA, et au vu de ses petits mouvements de hanche et de son sourire complice, Tonton a l’air de penser qu’il est toujours dans l’air du temps. Tu lui souris, par politesse. Tonton te tend un verre contenant un liquide bizarrement verdâtre, avant de t’informer qu’il s’agit d’un de ses jus de fruits vitaminés, 100% sans gluten – 100% vegan – 100% bio. Tu as envie de dire à Tonton que la moitié de ces mots ne veulent rien dire, mais tu es poli alors tu te retiens. « Ça va te refaire une santé, tu verras », qu’il te dit, en t’encourageant à prendre une gorgée. « T’en veux la preuve ? Regarde-moi, j’ai pas l’air super en forme ? » Tu évites de regarder les tâches noires de pourriture qu’on peut entre-apercevoir sur les avant-bras de Tonton, parce que ce ne serait pas très courtois de ta part. À contrecœur, tu prends une gorgée du fameux liquide – sans aucun goût d’ailleurs – et tu fais un sourire forcé. Un jour, tu devrais dire ce que tu penses à Tonton. Mais tu te sens pas le cœur de le faire. C’est Tonton, et tu pourrais pas lui faire ça.

Tonton est sympa, après tout. Il fait souvent des cookies qu’il offre au voisinage. Il répare les objets brisés des enfants. Il sait appliquer du vernis sans déborder. Il chante et il gratte la guitare; c’est pas exceptionnel mais ça met une ambiance sympa. Il retape une vieille moto qu’il t’a promis qu’il te prêterait, quand elle fonctionnerait. T’attends encore de voir la machine démarrer, mais c’est une autre histoire. Tonton est sympa. Il n’est pas parfait, évidemment. Il a ses vices lui aussi. Il boit un peu trop, même si ce n’est que du vin donc « c’est pas grave, c’est bon pour la santé ». Il essaye toujours de paraître instruit et cultivé, mais ça se voit qu’il manque cruellement de culture. Il a cette mauvaise manie d’arracher les pourritures naissantes sur son corps pour les rouler et les plier, et en faire des sortes d’origamis dégueulasses qu’il pose un peu partout. Et surtout, il aime essayer toutes les nouveautés santé parce qu’il est convaincu que ça ralentira son pourrissement – et il veut toujours t’entraîner dans ses délires. Sérieux, s’il t’emmène à un autre cours d’acroyoga, tu sais pas si tu pourras t’empêcher de l’étrangler… Mais Tonton te sourit, et tu sais que tu ne pourrais pas lui faire du mal.

Tonton te sourit, parce que Tonton t’aime bien et parce qu’il est heureux. Tonton ne s’est jamais senti aussi vivant que depuis qu’il était mort. Anthony n’existe plus. Anthony est décédé dans un caniveau, mort de froid et de faim dans la rue, couvert de pisse et de bière, abandonné et oublié de tous. Anthony est resté dans ce caniveau. Mais son cadavre s’est relevé et a pris un autre nom. Et une autre vie, par la même occasion. Tonton parle volontiers de sa mort – de sa renaissance – comme d’une miraculeuse seconde chance. À l’entendre, Anthony était une merde. Tout un autre homme. Pas lui. C’est peut-être vrai. Tu sais pas. Tu le connaissais pas, Anthony. Mais tu connais Tonton, et c’est un type bien. Alors tu lui souris aussi, un vrai sourire cette fois, et tu reprends une gorgée.