Allongé sur ton lit, tu fixes le plafond. Cela fait quoi ? Une semaine depuis ton altercation avec Azraël et quelques jours de plus depuis ta rencontre avec Snow ? Non, Sixte. Il s’appelle Sixte. Pourquoi ne pas lui rendre une petite visite dans la soirée ? Sans grabuge, que d’ennui ! C’est pas faute de tuer intelligemment le temps. Enfin, si intelligemment sous-entend écouter T-Rex à fond et s’enfiler cigarette sur cigarette.

On frappe. Tu ne réponds pas - sans doute l’électricien. Tu n'avais plus souvenir d'en avoir appelé un - un moment d’absence entre deux verres de whisky, sans doute. Il entre. Ah. Oh. C’est le gros lot. Tu manques de t’étouffer dans ton hoquet, stupéfait. Deux choix s’offrent à toi : sois tu bondis à sa gorge, sois tu l’observes. Patience le loup, patience. Savoure l’instant. C’est trop beau. Va pour l’observation.

Tes yeux ne le quittent pas tandis qu’il bidouille un bordel sans nom dans tes câbles - fait dont tu ne prends pas conscience. Il s’apprête à sortir. Une étincelle le devance. Son bidouillage prends feu. Hors de question qu’il file. « Bordel… » Tu t’élances, l’agrippes par le bras et l’envoies sans ménagement sur ton plumard. Et le feu ? Oh, Kab ! Le feu ? Fichu loup - un agneau sous la truffe et le monde n’existe plus.

« Heureux de me voir entier ? » Sourire de plaisir. « Sixte ? » Sourire à souffrir. Tu t’assoies à cheval sur lui, tes mains enfonçant les siennes dans la couette. T’inspires une bouffée, frénétique et galvanisé par ta chance de diable. T’en remues même des hanches au boogie de la musique. « Tu m’as maaaaanqué ! » Fichu loup - cinglé jusqu’à la moelle.

Pendant ce temps là, dans un royaume fort peu lointain - à savoir 3 mètres - le feu passait de petit à grand, engloutissant comme un ogre à mesure de son avancée. Ce n'est que lorsque le doux fumé de souffre s'insinua dans ses narines, que le Seigneur et maître des lieux daigna relever la tête.

Le hic, c'est que le Seigneur et maître des lieux aime le feu. Il l'aime vraiment, mais alors vraiment beaucoup. Résultante : plutôt que d'appuyer sur le boîtier anti-incendie déclenchant les jets d'eau, tout juste à un bras de portée, direction la table de chevet - oui, je précise, miteux ou pas, son appartement est équipé du minimum de survie - il danse.....

Ah. Aaaaah. L’agneau enlève sa douce laine blanche, il tombe l’innocence. Tu te stoppes dans tes élans euphoriques, plantes tes yeux dans les siens. Tes lippes s’étirent tant et si bien qu’elles déforment ton visage - rictus d’excès, rictus fiévreux. Il est prêt. Il est lui. Alors tu descends du lit, te saisis de ses cheveux et le traînes négligemment à ta suite. Que le spectacle commence.

« Me saigner ? » Ta gorge se gargarise en hilarité. « Voyons… » Les flammes dansent autour de vous, la musique tambourine - il te semblerait presque entendre Cerbère aboyer et Charon vous appeler. Quelle injustice pour l’un, quelle supériorité pour l’autre. La force physique prévaut sur celle de la volonté - tu pourrais le plier en deux, là, dans la minute. Or tu lui préfères le sort plus doux de l’incandescence.

Retenu par le col, tu l’agites au dessus du brasier de ce qui jadis fut ton bureau. Un ou deux cheveux de moins - bientôt le crâne entier ? « J’hésite… » Un instant de réflexion au goût d’éternité. Finalement tu le ramènes à toi et - artiste émérite - lui préfères le marquage au fer à l’immolation. C’est étonnant ce qu’un couteau à l’abandon réserve de surprise lorsque sa lame est échaudée. Merveilleux, merveilleux outil !

Tu exultes. Un A que tu graves entre ses côtes. Un A que le temps n’effacera jamais. Toi. Ton emprunte. Ta condamnation. À jamais damné, à jamais relié à ta charogne. Méchant loup. Tu le laisses choir à tes pieds -  hors de question de mourir, pas en pleine représentation - tu déclenches les jets d’eau. Un orage n’aurait pas plus terrible allure… Des volutes  poisseuses de cendres, des parfums âpres et acides jusqu’aux filets grisâtres. Quel théâtre ! Quelle scène !

Bras ouverts sous la pluie artificielle qui ne s’arrête plus, comédien tragique à son apogée, tu attends le prochain acte. « Viens ! Viens me le faire regretter ! » Viens te montrer. « À moins que tu veuilles me remercier ? » Viens nous faire mal. Qui serais-je pour te juger ?

T’es une armoire à glace, pas une vitre pare-balle. Alors forcément, tu hurles. Tu n’saurais pas dire quelle douleur, de l’épaule ou du genou, l’emporte. Il est vicieux, il est sournois et honte à toi de l’avoir sous-estimer.

Si tu pouvais lui lacérer la gorge, tu le ferais - mais t’es trop occupé à prendre appui sur le mur derrière toi. Pour ne rien arranger, il t’y accule, appuyant pernicieusement sur le trou à sa portée. C’en est trop. T’as le palais de rouille et d’os, t’as les yeux d’or et de fer. La cruauté détrône la souffrance. La cruauté l’emporte. Ta gueule s’ouvre, béante bête édentée, pour se refermer sur sa main armée. Le revolver tombe à peine que tu l’éjectes sous le lit.

Cet acte-ci relève plus des arènes romaines où lions et guerriers s’affrontent que de la tragédie classique. Qu’importe. Le spectacle continue. Le goût du risque prime par dessous tout - même par dessus ta haine pourtant si féroce.

À vos pieds, l’eau poisseuse se pare de carmin. Elle s’engorge, patiemment, lentement. Toi tu luttes. Nul besoin du loup quand l’homme est assez hideux. « Bien au contraire, Sixte. » Le bras te restant opérant l’encastre dans la fenêtre - le verre se fissure, ta rétine aussi - mais d’extase. « Je m’en suis pris exactement à la bonne personne. »

Combien tu aimes le toucher - combien tu aimes lui faire mal. C’était donc cela le remède à ta phobie du contact ? Instiguer de la douleur ? Ton rire s’étouffe en râles. La sueur et le sang t’empâtent la langue. Il ne gagnera pas, jamais et ce, même si vous deviez lutter jusqu’aux termes de vos pathétiques petites vies.

« Je suis ravi de te voir enfin tel que tu es. » Sa jugulaire tambourine sous ta paume. Elle t’appelle. Elle te tente. Tu luttes, encore, toujours. Le verre de la fenêtre se brise. Une pression de plus et tu pourrais lui offrir le vide pour seul et dernier amour. Non. Ce serait dommage.

Un pas en arrière, tu le tires à toi. Un peu trop vite. Un peu trop brutalement. Son visage s’écrase contre le tiens. Ton genou ploie. La chute. Le sol trempé. Le calvaire, plus fort, plus lancinant. À terre - et alors ? Jamais, jamais tu ne le laisseras t’échapper.

Accoudé, à demi couché - un pantin désarticulé, mais pas sans ressource. Tu le repousses contre la commode, le maintiens d’un pied sur son poitrail.  On y voit le « A ». Tes lippes s’étirent, elles offrent une sortie bienvenue à ton souffle, frénétique. « Tu veux y passer la nuit ou on passe à autre chose  ? »

À présent que les masques ne sont plus en jeu, miroir, mon beau miroir, qui est le plus monstrueux des deux ?

Le calme après la tempête - non. L’oeil du cyclone plutôt. L’accalmie, la paix qu’on sait de courte durée mais qui, de ce fait, n’en est que plus riche et intense. Deux vieux singes, tels pourriez-vous êtres. Deux vieux singes se lynchant à tour de rôle et riant de leurs échecs. Cela te paraît soudain très étrange, très réel.

Épuisé mais pas sans épine - lorsqu’il se dégage en appuyant sur ton genou blessé, tu tiques. Ton visage se contorsionne de douleur - pourtant, tu te gausses. Grassement, difficilement. « Pathétique ? Une brute ? Dixit le type qui m’a tiré dessus et qui, merci de l’avoir mentionné, a engagé un vampire pour me tuer. » À ton tour de te relever mais brièvement. Tu te laisses retomber sur le matelas moite. C’est désagréable. Tu grimaces.

« Jouer me plaît. » Tu cherches à tâtons ton paquet de Camel sur ta table de chevet. Par chance, il n’est ni en cendres, ni en bouillie. Calée entre tes lèvres, ta cigarette rougeoie de tout son saoul. Tes poumons s’emplissent, ta poitrine geint sous l’effort. Or tu le fixes avec une désinvolture détendue. « Mais jouer devient vite lassant. »

Tes pensées divergent de sens - un instant, un court instant, ta tête tombe en avant. Le mégot s'échoue au sol. Ton épaule, tu peux la supporter car la balle en est sortie. Ton genou en revanche… Il attise ta souffrance comme l’air attise le feu. Flancher peut te coûter cher. Tu sers les dents. « Le truc, camarade, c’est qu’en plus d’être une brute pathétique et misérable, je suis une brute pathétique, misérable et ambitieuse. » Bouges. Redresses-toi.

Lentement tu te dégages du lit et t’en va chercher un nouvel appui à proximité de lui. Du bout de l’ongle, du bout de l’index, tu touches le tissu de son haut où la tâche carmine laisse deviner la plaie qu’elle recouvre. « Le truc, c’est que j’ai besoin de toi d’une manière que tu ne pourrais pas comprendre et que je ne t’expliquerais pas ». Un bruit retentit soudain au dehors - il y a du grabuge.

Des silhouettes passent furtivement derrière la porte d’entrée en lambeaux. Tu pestes. Des zombies. Avec tout ce sang, pas étonnant qu’ils rappliquent. Pas les gentils, pas ceux au ventre plein et à la morale propre. Fait chier ! Ni lui, ni toi êtes en mesure de lutter. Tu réfléchis. Pas assez vite. L’un d’eux entre, attrape Sixte par le bas de son pantalon. Putain ! Fait chier !

Y a pas trente-six solutions. Celle de le laisser en guise de paravent pour fuir n’en fait pas partie. D’une rapidité dont tu t’étonnes au vu de ton énergie en déclin, tu agrippes l’un de ses bras, t’élances et l’entraînes à ta suite dans le vide. Se défenestrer est une étrange solution pour sauver sa peau. La chute est rapide, un étage de 6 mètres n’a rien de dangereux - sauf quand on est pas en mesure de se réceptionner convenablement.

Ton dos percute la pelouse, des cris, tu diriges l’atterrissage de Sixte sur ton buste, d’autres cris. « Si t’avais pas niqué mon genou et cramé ma piau-… » Ton souffle se brise. Tes forces te lâchent. Si vous restez, vous mourrez. Nuance. Si il part, tu restes, tu meurs.

Tic, tac.

Au creux de ce que les Amants appellent « mon âme », au sein de ce que les Anges appellent « fruit de mes entrailles » - en ton fort intérieur. C’est un enfant qui pleure. Il a la pureté des diamants les plus parfaits. Aucune ombre. Aucune inclusion. Aucune faille. Mais sa pureté est celle du Mal.

Méchant loup. Il déploie ses griffes et déchire ta jolie robe rouge. Méchant loup.Tu te caches sous la couette, tu supplies la Fée de venir mais elle ne vient pas. Méchant loup. Il a changé le rouge de ta jolie robe.

« La haine est le don le mieux partagé. »

Tu te redresses dans un cri, les yeux exorbités et le souffle haletant. Rêvais-tu ? Tu t’étais évanoui. Rêvais-tu ou te souvenais-tu ? La douleur revient et avec elle tes repères. Ton genou en charpies, ton épaule démise, le brouhaha intempestif d’une traque. La poussière, le papier-peint fleuri et décharné, les seringues cassées ; la maison abandonnée du coin de la rue. Tu y es, lui aussi, à tes côtés.

Le chemin des minutes passées se déploie - il t’a sauvé. Pourquoi ? Tu te poses la même question ; d’une impassible inquisition, tu noies tes iris dans les siennes. « Sixte. » Tu ne sais pas ce que signifie son prénom modelé par ta langue, tu ne sais pas quel sens tu souhaites lui donner - ton esprit est encore enlisé, encore trouble.

Non sans peine tu t’adosses au mur le plus proche ; dents serrées, muscles crispés. Tu déchires ton pantalon du côté de ta jambe blessée, observes les ravages de la balle. Les tissus adipeux s’entremêlent aux grumeaux coagulés de ton sang ; un petit charnier. Un bâton de bois traînant là t’offre un garrot de fortune.

Le vent s’engouffre à travers les fissures de la bâtisse ; piégés pour quelques moments encore, ne vous reste plus qu’à laisser le temps s’écouler. Mais pas inutilement.

« Ton premier meurtre… » à voix basse, respiration lente « …tu te souviens de ce qui t’a poussé à le commettre ? » L’inflexion calme, le plat d’un lac à l’eau qui dort. Tu en as assez de te battre, assez de montrer les crocs - un écrin de paix, juste avec lui, juste pour cette fois. Qu’il t’insulte, qu’il te rit au nez, qu’il refuse de te parler - mais qu’il reste, un peu. Juste pour cette fois.

En ton fort intérieur, c’est un enfant qui pleure.

Ce dont l’être humain est capable te fascine ; tantôt se cherchant supérieur et unique à ses semblables, tantôt s’enfonçant dans la masse pour effacer jusqu’au plus petit détail pouvant le différencier. Exister, s’amuser, s’oublier, s’approprier des pouvoirs d’un divin dont l’existence même n’est qu’un doute ; autant de socles aux pulsions meurtrières.

Il te surplombe, là, debout dans une étrange fierté. Tu lui souris ; las. La seule lutte, interminable, entamée mais jamais finie, la seule lutte qui demeure : tes souvenirs. S’ils gagnent, tu laisserais volontiers ton poitrail aux affres d’une autre balle. « Aedan. » Une fuite de l’un d’eux. Un écho vivace. Ton prénom, qui tu as été, qui tu es encore ; qui tu ne veux plus être.

Lentement, tu te lèves ; ton dévolu jeté sur une banquette recouverte de tapis ; tu t’y allonges, contemples le plafond, contemples son visage. « Tu as peur de mourir ? » Le sourire qui perdure ; la paix qui ne le quitte pas - impassible, un feu sans braise. « Tu as peur de vivre ? » Le geste lent de tes doigts extirpant une cigarette dans la poche de ton blouson. « Moi, j’ai peur des deux. » La luciole rougeoyante à tes lèvres.

Le bras tendu qui cherche, qui trouve l’autre. Tu le tires à toi ; lui droit, toi allongé - tu éternises et considères. La main qui se pose sur son ouvrage, la lettre à l’encre rouge. « C’est égoïste, non ? De vouloir être à deux plutôt qu’être à un. » La fumée qui danse dans le vide vous liant ; tes yeux qui décolorent les siens. « Je t’ai voulu à la seconde où je t’ai vu. »

Un souffle long, un battement de cils. « Je t’ai pris. Je t’ai marqué mien. » Un rire, sombre et léger. « Et tu m’as sauvé. » Sonore et feutré. « Pour mieux me tuer plus tard ? Une balle, un suicide maquillé ? » La main qui emprisonne, la main qui tire ; son visage à une respiration du tiens. « Si tu veux te venger, me faire le plus de mal possible, brise-moi le coeur. » Le sourire qui s’édente, le calme qui s’en va. « Mais d’abord, fais-le battre. »

Tu n'as pas le choix, je ne te le laisse pas.

Une promesse au goût de miel pour une passion au goût de fiel - son souffle se propage sous les pans de ta peau, t’arrache la satisfaction d’avoir réussi ta conquête. Sa seule envie de te faire regretter tes actes est un noeud de plus au lien que tu tisses entre vos âmes ; évidement qu’il est tiens, il n’en a juste pas encore conscience.

Tu lui as offert la clé de ta perte - il la prise ; comme la belle au bois dormant qui se pique à la pointe de la quenouille qu’on lui a tendu et pourtant défendu. L’appât ultime, interdire pour transgresser ; il t’appartiendra parce qu’il n’aura pas d’autre choix pour faire battre ton coeur ; il fera battre ton coeur parce qu’il n’aura que ce moyen pour t’ôter la vie. C’est un cercle vicieux et sinueux.


« Lentement, doucement, avec plein d’amour… » Avec amour. Être à deux avec amour - être à deux pour masquer le parfum de ta pourriture par le parfum de la sienne. « Ta promesse me comble déjà. » Ton sourire s’éteint, la douleur vagabonde en vague à l’âme ; tes yeux rencontrent le plafond et ses craquelures. Ne reste que le bruit sourd de ta respiration et de la sienne ; tu aurais préféré qu’il n’appelle pas les secours - mais quel autre option y avait-il ?

Le temps d’une plongée dans les abîmes ; le bruit de la sirène, l’ambulance, le bleu de ses feux. Ton corps en mouvement, porté, balloté ; tes paupières qui s’ouvrent pour mieux se refermer sur la silhouette diaphane de ton sauveur ; les portes qui se referment. La vie est une ironie.